Le plus libre des théologiens libres
« Ottaviani, une bourrique ! »
Je me souviens de la passion du Père Chenu quand il nous parlait du Concile Vatican II. Très libre de sa parole, disant toujours tout haut ce qu’il pense, sans la moindre peur, au témoignage de son confrère Congar. Ce théologien suspect a bien failli ne pas être présent à cette aventure. Heureusement, un de ses anciens élèves, évêque malgache, avait fait appel à lui comme théologien personnel. Mais il ne restera pas dans la marge : dès le début du concile, il est à l’initiative d’un message des Pères au monde, où l’Eglise exprimerait sa confiance foncière dans l’homme et dans la création. Il en a lui-même rédigé le texte, que l’on amendera pour l’assagir un peu.
Nous avions devant nous un vivant. Ceux qui l’ont connu ont témoigné de sa grande proximité physique, manifestée par le geste comme le raconte Françoise Verny. Par le regard aussi : quand il intervenait dans une session, dès les premières minutes de son exposé, il avait eu un contact avec chaque participant ; un regard, un sourire, la glace était rompue, raconte Jean Castelein. Plongé dans le peuple de Dieu, Marie-Dominique Chenu allait nourrir sa théologie de la vie de ce peuple.
Renouveau intellectuel du thomisme : il a vite compris qu’il était vital de cesser de simplement répéter une pensée accomplie depuis sept cents ans. Il fallait au contraire approcher historiquement les pensées anciennes, pour ressaisir le dynamisme de leur genèse dans leur époque, en percevoir la véritable nouveauté. Umberto Eco a bien fait percevoir l’opposition entre une pensée profondément innovante et une fidélité stérile, quand il dit, dans la Guerre du Faux, qu’il est arrivé à Thomas d’Aquin un malheur pire que les petites condamnations par l’Archevêque de Paris, peu après sa mort : la canonisation. « C’est comme si un incendiaire était devenu pompier ! »
Non ! Il faut replonger Thomas dans le Moyen-âge effervescent du XIII° siècle, développement des grands foires, autonomie des bourgs dont témoigneront bientôt les beffrois, et en même temps renouvellement de la vie de l’Eglise avec la naissance des ordres mendiants : frères prêcheurs de Dominique et frères mineurs de François. Ce dernier est une figure typique de ce siècle : fils de grand commerçant drapier, il se passionne pour les romans de chevalerie, rêve de devenir chevalier en se battant pour sa ville, aime la poésie courtoise qu’il chante volontiers dans les fêtes avec ses amis, avant de se dépouiller de tout pour épouser « dame pauvreté ». Quand son père veut le faire revenir à la sagesse bourgeoise, François quitte tous ses vêtements et, nu comme pour une nouvelle naissance, se place sous la protection de l’évêque du lieu. Thomas, lui, devra affronter sa famille aristocratique pour entrer, non chez les bénédictins, ordre noble, mais chez les prêcheurs. On raconte que, pour s’opposer à sa vocation, ses frères avaient mis une prostituée dans son lit ; elle doit s’enfuir précipitamment, sous la menace d’un tison ardent…
Replonger la recherche théologique dans toute cette histoire, et surtout la vie intellectuelle et universitaire. Replacer par exemple, Thomas dans la ferveur renouvelée de ses contemporains pour la pensée d’Aristote, transmise à l’Occident par des penseurs arabes comme Averroès (Ibn Rouch), telle est la méthode de Chenu, qu’il mettra en œuvre au couvent d’étude du Saulchoir.
Mais le livre, une école de théologie : le Saulchoir, incompris des théologiens « officiels », et donc scandaleux, sera mis à l’index en 42 (On n’avait sans doute rien de mieux à faire cette année-là !) En même temps, le couvent du Saulchoir est un lieu d’accueil pour tous les mouvements divers de la vie de l’Eglise, dont l’Action catholique naissante. En toute logique, les théologiens dominicains sont proches de ce renouveau. Quand deux prêtres de la région parisienne, les abbés Godin et Guérin écriront France, pays de mission, ils seront accompagnés dans la rédaction par le Père Chenu. Françoise Verny raconte comment, bien que ne partageant pas ses idées, Chenu l’a soutenue dans son engagement de chrétienne au parti communiste. Et aussi comment il a soutenu sa famille, à l’occasion d’un deuil. Etre une aussi piètre chrétienne, quand on a eu la chance de connaître le Père Chenu, écrira-t-elle dans Dieu existe, je l’ai toujours trahi !
Un jour, invité à s’adresser à des séminaristes, Chenu commence ainsi : Monsieur le supérieur est un peu inquiet ; il sait qu’il y a deux Chenu, un érudit penché sur de vieux parchemins et un jeune théologien un peu aventureux, compromis avec les militants d’avant-garde, et il ne sait pas très bien lequel il a invité. Eh ! bien, c’est le même.
Le Père Congar, que la disponibilité de son maître et ami inquiétait parfois, a pu dire : le Père Chenu s’écoule en participations. Mais non ! je crois qu’il inaugurait une nouvelle façon de faire de la théologie : les yeux sur les livres, les oreilles à l’écoute du peuple de Dieu, du peuple tout court. Il appliquait cette belle définition de la théologie proposée par… le président Maozédoung : redire clairement au peuple ce qu’il nous apprend confusément.