Imprimer cette page
mardi, 28 juillet 2020 14:33

Lettre de Jean Dumont - Juin 2020

Écrit par

Depuis Lima, Jean Dumont décrit et analyse la pandémie et les réactions qu'elle provoque en cet été 2020 où l'Amérique latine est au coeur de la crise. Découvrez ce témoignage d'une force et d'une lucidité dans la veine de l'auteur qui sait si bien transmettre à ses lecteurs la foi en la vie et l'Espérance en Jésus-Christ.

Lima, le 14 juin 2020

Jean Dumont

Chers amis,

Je me lance. Tout d’abord, je vous demande pardon d’être nul en communication digitale. Je rate plus que je ne réussis. Et quand je réussis, c’est grâce aux amis de bonne volonté.

Mais maintenant le coronavirus fait ses ravages terribles, et en Amérique Latine il est rentré dans l’immense maison où je vis. Alors non seulement je ne reçois pas de visites, depuis mon retour de France le 13 mars, mais je ne sors pas non plus, je ne mets pas les pieds dans la rue. Et depuis quelques jours, on est isolés : interdit d’aller au rez-de-chaussée devenu dangereux. Je suis confiné au coin prêtres du 2ème étage. Nous avons le droit de marcher dans les couloirs, quand même plus grands qu’un appartement. Je vois le jardin en bas. Alors vous me connaissez, moi qui aime tant marcher, ou qui aimais… Si, j’aime toujours !

La politique de la santé n’a jamais été glorieuse dans ces pays. Depuis une trentaine d’années, les chefs d’états successifs n’y ont trouvé aucun intérêt, et ont favorisé la privatisation. Comme dans l’éducation, comme dans la sécurité sociale, etc. etc. Et c’est pire en province, à la campagne, en Amazonie, dans la Sierra ; alors, on meurt.

Quelques exemples :

Il s’appelle Alejandro, prof de maths, né à Cajamarca, expert en jeux éducatifs dans ce monde de matheux, 38 ans, une épouse, un fils de 8 ans : présence du virus. Il se soigne tant bien que mal, échoue à un hôpital surchargé. Il sera sous une tente autour de l’hôpital, assis. Le lendemain, sa femme viendra avec un lit de camp. Il rentre enfin aux urgences, et meurt le 8 juin.

De Sadith à Pucallpa (Selva) : des ethnies d’Amazonie sont en train de disparaître, à toute allure. Ce qui arrange bien les destructeurs des forêts "poumon du monde".

Ici dans cette maison, il y a environ 300 anciens, tous personnes vulnérables. Vulnérables comme on dit. Ça souffre et ça meurt dans la discrétion. Je fais donc partie de ces vulnérables, qu’il faut protéger. Je n’en suis pas bien sûr. Je crois que je n’ai pas toujours été prudent ces temps-ci, parfois par timidité. C’est difficile de refuser un service, ou d’accepter un service. Mais, je ferai attention, si je m’en sors… et je n’ai pas trop envie de passer rapidement. Voilà des années, une sœur de ma mère, bien plus jeune, allait mourir. Je lui ai écrit du Pérou, ce que je peux. Sa fille lit la lettre, réaction : "On verra quand il y sera". Que voulez-vous, on n’est pas plus fort que Jésus, qui a pleuré sa mort et la mort de ses amis (Lazare, Jean 11) et qui a signé sa vie de tout, par la mort humaine sur une croix, disant : "Si ce calice peut s’éloigner de moi, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?" Silence de Dieu. "Entre tes mains, je remets mon esprit" (Matthieu 26, 36-46). Et j’ai toujours eu de la peine à lire un passage du Cantique des Créatures de St François d’Assises : "Béni sois-tu, pour notre sœur la mort corporelle". Une clarisse, ex professeure au collège de Joigny, convertie, rentre dans les clarisses à Paray-le-Monial. Je lui ai écrit : "Je ne peux pas lire ça". Elle m’a répondu : "Il y aura la grâce du moment".

Aimons. Parce que je suis sûr, l’amour ne meurt pas. Parce que Dieu est amour. Lisez tout l’Évangile de St Jean, sa 1ère lettre, lisez deux passages précieux qui en mars 1973 m’ont donné la force : "Dieu n’a pas fait la mort" (Sagesse 1, 12-14 et Sagesse 2, 23-24). Lisez le livre de Job, cette fiction d’un juste qui en parle, que ses amis proclament pécheur puni à cause de ses péchés. Lui refuse cette interprétation, provoque Dieu, et finalement Dieu l’approuve et met au pas les faux amis. Ce qui arrive, ce n’est pas la volonté de Dieu. Ce n’est pas le châtiment de Dieu. Si Dieu est Amour, il est la Vie. La Bible a beaucoup réfléchi, approfondi sur cela, et c’est pourquoi peu à peu a fait des progrès. Donc il ne faut pas accepter en ce moment comme le font certains textes imparfaits. Un exemple : des professeurs d’Argentine et du Chili organisent une réflexion sur la pandémie actuelle, et proposent comme texte de réflexion le chapitre 44 de mon grand ami le prophète Jérémie. Jérémie, je m’excuse, mais là tu me déçois. Lis l’Évangile. Je divague.


Donc ici on souffre, ici on meurt, et on peut aller au crématorium ou à la fosse commune sans être accompagné des adieux rituels qui nous aident tant. Ici, augmente la corruption, présente partout. Les vendeurs d’oxygène, les cliniques commercialisant à outrance le malheur du monde, les fausses utilisations des vivres que l’État ou l’Église donnent à ceux qui meurent de faim ! Ici, des tas de gens qui sont venus autour de Lima comme vendeurs ambulants, vivent au jour le jour de ce qu’ils vendent. Ça fait 70% de la population. Ils ne peuvent donc pas accepter le confinement, vont dans la rue, vendent, sont réprimés. Ils meurent du coronavirus. Sinon, ils meurent de faim, cela se voit au Chili actuellement, resté économiquement sous régime de Pinochet, les fameux "Chicago boys".

Au Pérou, de nombreuses personnes, des milliers de personnes retournent dans leurs provinces à pied et sont finalement aidés par le gouvernement. Une mère de famille part ainsi disant : "Je suis sûre qu’on trouvera un traitement de cette maladie, mais il n’y a pas de remède à la faim". Des tas de jeunes et moins jeunes ont perdu leur travail ; là où on voyait s’annoncer une classe moyenne nouvelle, cela capote. Telle une famille amie, 3 enfants, tous ont perdu leur travail, alors les parents ne prennent pas leur retraite pour aider leurs enfants.

Et les enseignants ? Certains se considèrent en vacances, mais peu. Ce qui se passe me remplit d’admiration, la majorité est entrée à toute allure dans l’éducation virtuelle. Certains vivaient déjà très fort de ça, plus qu’en Europe, ils y passent directement. Alors, par vidéo, par télévision, par radio… l’enseignement passe dans les maisons, avec des échecs, mais avec ténacité et enthousiasme, tout le monde devient éducateur : les maîtres, qui n’ont jamais tant parlé avec les parents et les élèves, les parents, les élèves… j’admire. Certains coins à la Sierra ne passent pas les ondes. Alors les gens cherchent un endroit très haut perché, les parents viennent avec leurs enfants, et on se retrouve autour d’UNE radio pour être à l’école. J’admire ! Peut-être enfin aurons-nous une société éducatrice ? En tout cas, l’école à laquelle je crois ne sera plus du tout fermée derrière ses grands murs. Là, le petit mouvement Équipes Enseignantes a fait un gros travail et j’en suis fier. Je pense plus aux maîtres qu’à moi, parce que moi en ce moment, je ne peux plus faire, actuellement, beaucoup d’activités, sinon prier, aimer, multiplier des petites circulaires, parfois assassines, sur la bureaucratie des offices ministériels qui mettent la pression sur les maîtres, les fatiguent et leur donnent mauvaise conscience.

Pourtant on voit bien maintenant au cœur de l’angoisse des promesses de naissance et même des naissances : initiatives locales, régionales, au service de la santé ; réinvention de la cuisine collective dans un "barrio" (bidonville) ; et nos immigrés, parce que ici on a beaucoup d’immigrés vénézuéliens, qui sont à la rue, invention de petites entreprises collectives. Et puis on est en train de devenir universel. Comment ça se passera ? On verra bien ! Peut-être que l’universalité, l’universalisme, se réalisera par régions et qu’un jour on aura un vrai gouvernement mondial.

Vous allez me dire, tu ne parles pas de l’Église. Et bien elle ne va pas si mal que ça malgré ses cabosses. Nous avons vécu les églises fermées, les messes virtuelles, les assemblées télévisées, les interventions de mouvements de laïcs comme aux Équipes Enseignantes, soit seul, soit ensemble. Il y a beaucoup d’initiatives, j’en parlerai à la fin. Je crois que c’est normal la fermeture des églises. Certains ont pu l’interpréter négativement. Et bien c’est dommage. La vie, c’est ce que veut Jésus : au nom de notre foi nous ne pouvons pas mettre en danger la vie de nos concitoyens, ni la nôtre. Ne réanimons pas des initiatives douteuses dans leur intention profonde. Réfléchissons sur tout cela, et je crois que, sur ce qu’il se passe, les théologiens auront à réfléchir eux aussi, à prendre la parole. Pour le Pérou, à la cathédrale de Lima, on mettra sur les bancs de la cathédrale des photos, et le nom de beaucoup de défunts. C’est déjà arrivé : 5000 photos et noms de personnes décédées. Impressionnant, c’est une belle initiative, et je crois, un beau geste de l’évêque qui est un ami.

Donc, vivons et simplifions notre vie. Je suis très uni par vous. Vous savez bien que j’ai un grand problème : quand je suis en France je pense au Pérou, quand je suis au Pérou je pense à la France. Je suis un nomade, même si je suis appelé à ne plus circuler. Cette circulaire, je la dicte à une maîtresse d’école Ysela, qui la transmettra à ma nièce Pascale et à un couple de ses enfants Patricia et Adrien. Ils feront ce qu’ils pourront. Marie-Thérèse ne sera pas là, elle qui surveillait le tout, complétait le tout et corrigeait les fautes d’orthographe. Elle sera avec le cœur de ses enfants et dans mon cœur. Bien sûr, je ne viendrai pas cette année. C’est impossible, pour être en quarantaine en France, et en rentrant, en quarantaine ici. De toute façon, c’est exagéré cette année. Et en théorie j’aurai 95 ans au mois de juillet. Depuis janvier la poste est fermée. Pas de revues Témoignage Chrétien, La Vie, Le Monde Diplomatique. Pas de lettres. Je vous dis mon amitié pour tous, y compris ceux qui ne pensent tout comme moi et moi comme eux. Dialoguons, dialoguons. La vie est une communion de communautés diverses, on apprend à grandir ensemble.

Je vous embrasse, et de tout cœur avec vous,
Jean

PS : En complément, je veux vous dire, faites attention à l’heure : en France on a 7h d’avance sur le Pérou. Pour me toucher par téléphone, le meilleur c’est pour vous entre 20h et 23h.

Je veux vous dire aussi quelque chose sur les réalisations : après le départ, qu’on appelle la mort, d’Alejandro, des amis ont organisé la célébration virtuelle, ils étaient 80. Ils ont échangé les uns les autres avec beaucoup de sincérité et de profondeur. J’ai eu la chance, par miracle, de pouvoir rentrer un tout petit peu au début, et vous savez que je suis paumé. Alors essayons de nous relier à travers ces communions et communautés virtuelles. Des groupes d’enseignants chrétiens le font chaque semaine. Et s’ajoutent des gens pour ranimer l’espérance. Un jour, on fera même une rencontre nationale virtuelle. J’ai participé, en restant chez moi, à une rencontre du nord du Pérou, de la région d’Arequipa au sud du Pérou. Je bafouille quelque chose comme je peux. Et ça ranime l’espérance des uns avec les autres, et cela fait grandir. Et ça donne un peu de lumière au milieu des ténèbres.

Je vous mets un seul petit texte, vous l’avez déjà lu : "L’espérance est une petite fille, une toute petite fille, qui tous les matins se réveille, se lève et fait sa prière avec un regard nouveau".
C’est Péguy qui disait ça. J’aime beaucoup.

Au revoir, avec vous bientôt, mais en même temps, avec vous toujours.

Télécharger cette lettre au format pdf

Éléments similaires (par tag)

Connectez-vous pour commenter