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dimanche, 28 juillet 2013 12:26

Aux origines des Équipes Enseignantes: une nouvelle génération d’institutrices

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Pour nous dire quelles furent les intuitions et les circonstances qui allaient aboutir à la création des Équipes Enseignantes, c’est tout naturellement que nous nous sommes adressés au Père Michel Duclercq, «Miduc» pour les premières lectrices de «Vie Enseignante», celui qui fut à l’initiative du Mouvement.

Paru dans Partie Prenante n°5, mai 1983

Il y a un peu plus de quarante ans, en septembre 1942, surgissaient les Équipes Enseignantes. Cette naissance, plus que de l’intuition ou de l’initiative de tel ou telle, est due à la poussée irrésistible d’une nouvelle génération d’institutrices laïques. Il importe de rappeler brièvement les facteurs qui expliquent cette poussée et son irruption dans un groupement nouveau.

 Un milieu scolaire d’une densité et d’un dynamisme exceptionnels :
le monde des EPS (Écoles Primaires Supérieures).

En 1939, lorsqu’éclate la seconde guerre mondiale, le corps enseignant primaire manifeste un haut degré d’homogénéité et une densité spécifique exceptionnels. Ceci s’explique par l’essor et la vitalité de l’enseignement primaire supérieur. Celui-ci est le terrain d’élection des classes populaires en voie d’ascension. Après le certificat d’étude et au prix d’un concours sélectif les meilleurs élèves du monde rural et du monde des travailleurs entrent au Cours Complémentaire (CC) ou dans les Écoles Primaires Supérieures (EPS). Les quatre années d’étude sont sanctionnées par le Brevet Élémentaire. A ce niveau, les élèves les plus doués se présentent à divers concours (administration, PTT, Chemin de Fer, etc.). Mais le plus prestigieux et le plus sélectif est celui de l’entrée à l’École Normale. Durant trois ans, les futurs enseignants primaires vont y préparer le Brevet Supérieur. Comme ce B.S. ne permet pas l’accès à l’Université ni aux études supérieures, la crème de la jeunesse populaire sera ainsi retenue et maintenue au service de l’école publique primaire. Les élèves qui n’ont pu ni voulu entrer à l’École Normale pourront préparer à l’EPS le même Brevet Supérieur pour devenir le plus souvent instituteurs ou institutrices suppléants.

L’Enseignement Primaire Supérieur féminin est alors en plein essor. Tandis que dans les lycées et collèges féminins, la clientèle hétérogène et à prédominance bourgeoise, s’est stabilisée de 1930 à 1938, aux alentours de 55 000 élèves, ceux des EPS et des CC n’ont cessé d’augmenter pour arriver à 1938 au double de ce qu’ils étaient en 1930, c’est-à-dire à près de 120 000 élèves.

Cet essor s’explique par une étroite correspondance de cet enseignement avec certaines couches vivantes du monde populaire (petits fonctionnaires, cheminots, gendarmes, petits commerçants ou artisans, employés et ouvriers qualifiés, petits paysans). Le type d’enseignement encyclopédique, plus scientifique que littéraire, correspond à l’appétit de ces jeunes avides de connaissances; une pédagogie plus exigeante et plus systématique correspond à leur sens concret et à leur gout de l’effort; la perspective plus immédiate du métier et spécialement de celui d’institutrice, active leur sens de la lutte pour l’existence : l’ambiance laïque, voire laïciste, ne les étonne guère et entretient leur sens de la justice sociale, de la liberté de la conscience, du rejet de toute domination cléricale, il y là comme une sorte de connivence entre milieu populaire et la formation EPS.

C’est dans ce milieu d’une grande homogénéité, d’une forte densité sociologique et idéologique et d’un grand dynamisme, que se sont formées les institutrices de 1940.

Un mouvement apostolique dynamique
en plein développement, la JECF-EPS.

Ce même monde scolaire EPS bénéficiait depuis plusieurs années d’un mouvement de vie chrétienne particulièrement adapté à ses aspirations et à ses potentialités. En effet, en 1930, sont nées, dans la foulée de la JOC et de l’action catholique spécialisée, un mouvement directement et étroitement adapté à la mentalité et à la situation spécifique des filles des EPS et des CC. Dans ces établissements la législation n’autorisait pas la présence d’un aumônier ni l’existence d’un enseignement religieux. Cependant, la plupart des élèves sont de famille et de tradition chrétiennes. Elles ont généralement suivi le catéchisme paroissial et fait leur première communion. Mais cette formation rudimentaire est dépassée par l’évolution intellectuelle qu’apporte un enseignement à prédominance scientifique ; elle est facilement entamée par une ambiance neutraliste, voire laïciste, de l’école. La seule pastorale de l’Église consiste généralement à essayer de déconseiller ou d’interdire aux familles d’envoyer leurs enfants à l’EPS et à l’École Normale. Les autorités ecclésiastiques sont plus sensibles aux dangers qui menacent la foi des jeunes chrétiens vivant dans l’école laïque, qu’aux chances qu’offre cette présence pour une stimulation et un rayonnement de cette même foi. C’est le défi qu’a relevé la JECF-EPS.

Utilisant la méthode du Voir-Juger-Agir, les jécistes sont amenées à vivre et à penser les réalités les plus quotidiennes de leur vie (le travail scolaire, les rapports entre élèves, la communication avec les professeurs, l’amitié, la vie sentimentale, le choix et la préparation de la profession, etc.) à la lumière de l’enseignement du Christ et de son Évangile. Jésus-Christ devient un vivant dans leur existence quotidienne. L’Évangile, médité personnellement et commenté en cercle d’étude, devient une parole et une lumière qui transforment leur vie.

Mais cette foi chrétienne est pour les jécistes inséparable de l’appartenance et de l’attachement au milieu scolaire qui est le leur, et dont elle découvrent et apprécient de plus en plus les valeurs spécifiques. Elles se stimulent à mieux aimer leurs compagnes et leurs professeurs et à rénover l’école laïque et ses valeurs.

De plus, elles ont le sentiment d’appartenir à un mouvement national qui, par son secrétariat, ses programmes annuels d’enquêtes-campagnes, ses publications, ses rencontres régionales et nationales, est source de fierté et de force. En 1940, la JECF-EPS est déjà formée dans 400 EPS et CC, atteignant près de 9 000 jécistes. Au Congrès national de Paris en 1938, deux mille responsables jécistes se trouvent réunies. Souvent les dirigeantes (les fédérales) jécistes du département sont des élèves de troisième année de BS qui vont devenir institutrices suppléantes ou même le sont déjà dans une banlieue ou dans un petit village isolé. Elles ont acquis le sens de la responsabilité, elles sont psychologiquement et apostoliquement majeures.

Ce sont elles qui vont, comme une nouvelle vague, déboucher en ces années quarante comme une force incoercible et irrésistible et émerger à travers la France comme les responsables et les créatrices des Équipes Enseignantes.

Un temps difficile mais finalement favorable :
temps de guerre et d’occupation.

Mais cet élan qui soulève la nouvelle génération des institutrices laïques ne va-t-il pas être brisé par la guerre et par l’occupation allemande? Contrairement à ce que l’on pouvait craindre, les difficultés lui ont donné une force accrue ;

1°) Ces temps d’épreuve et d’austérité (restriction alimentaire, réduction des loisirs, privation de toutes sortes) ont provoqué un sursaut de la jeunesse. L’ensemble des mouvements de jeunesse et spécialement la JECF-EPS, ont connu un développement quantitatif et un progrès qualitatif.

2°) Les mesures plus politiques que pédagogiques du Gouvernement de Vichy, désireux de frapper la IIIème République, de réprimer le milieu laïque et de déstabiliser le monde des instituteurs, en fait, ont plutôt contribué à les renforcer. Dès le début de septembre 1940, la suppression des Écoles Normales, ces « séminaires laïques », et l’envoi des élèves-maîtres et élèves-maîtresses dans les lycées pour y préparer le baccalauréat, et en vue de les « mêler au flot des élèves qui se destinent aux carrières libérales » (le ministre Carcopino), bien souvent n’aboutiront qu’à leur faire prendre conscience de leur « différence » vis-à-vis des « secondaires » et avivera le sens de leur spécificité de « primaires ».

Quand la JECF des Lycées et Collèges, faisant argument de la transformation des EPS en collèges modernes, prétendra absorber le monde des EPS et la JECF-EPS, sans tenir compte de la spécificité socioculturelle de ce milieu scolaire, spécificité qui était précisément le fondement de l’apostolat spécialisé, elle provoquera une prise de conscience aigüe des responsables et des militantes. Celles-ci obtiendront facilement l’appui de l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques pour le maintien de leur mouvement, avec le sigle nouveau de JECF (moderne et technique). Mais il en résultera chez les responsables, déjà institutrices primaires ou sur le point de le devenir, un réflexe durable de défense de l’indépendance et de l’autonomie des « primaires » à l’égard des « secondaires ».

3°) En ces mêmes années, les mouvements de jeunesse - catholiques ou non - ont bénéficié d’une certaine reconnaissance officielle. La querelle laïque connaît un apaisement et la laïcité du corps enseignant se fait moins agressive et plus tolérante. C’est ce qui fait que bien des institutrices laïques continuent de servir comme fédérales jécistes. On verra même l’une d’entre elles obtenir de son inspecteur d’académie un congé pour devenir permanente de la JECF. Une telle « détente », non seulement favorise le développement de la JECF moderne et technique, mais développe dans la nouvelle génération l’espérance d’une possible harmonie de l’idéal laïque et de la foi chrétienne. Elles se mettent à rêver que leur Église et leur École laïque, qu’elles ont si bien conciliées dans l’amour de leur cœur et dans la fidélité de leur conscience, puissent un jour se réconcilier au plan des institutions.

Inadéquation ou insuffisance des groupes existants :
les Davidées, la Paroisse Universitaire.

Cette nouvelle vague dynamique et grossissante de la nouvelle génération d’institutrices publiques formées et responsabilisées par la JECF-EPS, où allait-elle déboucher ? Comment ces jeunes, de plus en plus nombreuses et décidées, allaient-elles pouvoir continuer, devenues enseignantes, l’expérience chrétienne qu’elles avaient commencée comme élèves ?

Un petit nombre d’entre elles avait trouvé accueil et soutien dans un groupe d’institutrices né au lendemain de la Première Guerre : les Davidées. Mais la majorité se refusait à s’y intégrer, n’y trouvant pas la suite de leur cheminement antérieur ni la réponse plénière à leurs aspirations. A leurs yeux, les Davidées représentaient une génération dépassée, même si elles admiraient ces « ainées », elles n’entendaient pas leur ressembler; un exemple entre autres : les Davidées étaient demeurées célibataires alors que les nouvelles venues aspiraient au mariage. D’autre part, les Davidées ne leur offraient souvent que des rencontres de vacances et non des réunions périodiques ; elles publiaient un Bulletin, sérieux, mais d’une spiritualité à leurs yeux pas assez incarnée et parfois centrée sur des préoccupations trop exclusivement pédagogique; or on ne voulait pas devenir des « pédagos ». Mais surtout l’Action Catholique de la JECF avait marqué une nouvelle étape et inauguré un nouveau style dans la vie chrétienne des institutrices les plus croyantes.

En outre, les Davidées, pour avoir supporté dans les temps héroïques les plus durs assauts d’un laïcisme intolérant et parfois les brimades les plus injustes, avaient acquis une plus grande prudence et une attitude plus défensive et repliée. La génération issue de la JECF, surtout celle des années les plus récentes, espérait pouvoir changer l’atmosphère et dégager les valeurs de laïcité de leur gangue de laïcisme. Elles manifestaient une attitude « apostoliquement » plus confiante et plus active.

Il leur semblait enfin que les Davidées étaient trop dirigées par l’une ou l’autre personnalité sans une suffisante collégialité. Ces jeunes institutrices regimbaient contre la protection et la sollicitude de leurs aînées. Elles y voyaient un maternalisme défavorable aux responsabilités auxquelles elles s’étaient accoutumées comme responsables jécistes. Elles recherchaient plutôt l’appui mutuel entre jeunes pleinement et collectivement responsables.

Ainsi, bien que les Davidées pensaient avoir atteint réellement et effectivement le grand nombre des anciennes jécistes, en fait elles n’en atteignaient qu’une infime minorité. Le petit journal qu’elles avaient créé pour la jeune génération, qui s’appelait « Notre École » et dont il avait été envisagé d’en faire l’organe de la nouvelle vague, ne tirait, en 1942, qu’à 300 exemplaires et n’avait, selon son conseiller l’Abbé Bringou, que 80 abonnés. C’est ainsi qu’après quelques tractations en vue d’une entente, les nouvelles et les anciennes décidèrent de suivre des chemins distincts.

Une autre possibilité s’offrait : l’appartenance aux groupes universitaires locaux ou départementaux dans lesquels se trouvaient indistinctement les enseignants primaires, secondaires et supérieurs. La qualité religieuse et liturgique de ces rencontres frappaient les jeunes institutrices du nouveau crû ; mais les réunions ne les satisfaisaient pas totalement et ne les retenaient pas très longtemps. L’atmosphère leur paraissait trop froide malgré l’effort de simplicité de leurs collègues professeurs. Il s’agissait plus souvent d’exposés en forme de conférences sur des sujets de haut niveau. Les jeunes enseignantes voulaient avant tout pouvoir échanger à partir de leurs problèmes vivants et nourrir leur foi en Jésus-Christ au cœur de leurs réalités existentielles. C’était d’un autre style de vie chrétienne, une autre « spiritualité » une fois de plus, l’Action Catholique était passée par là, marquant comme une certaine rupture entre deux générations chrétiennes.

En outre, ces jeunes « primaires », conscientes de leur spécificité et responsables de leur milieu, se sentaient facilement en tutelle et en dépendance à l’égard des « secondaires ». Ici encore, quand les responsables de la Paroisse Universitaire pensaient avoir accueilli et satisfait le flot des nouvelles institutrices, ils se faisaient illusion.

Irrésistible naissance d’un mouvement nouveau :
les Jeunes Enseignantes, les Équipes Enseignantes.

Tout ceci explique que, dès l’année 1941, dans une grande ville comme Marseille ou dans un petit département rural comme la Lozère et bien ailleurs, autour de telle institutrice fédérale jéciste et entre institutrices ex jécistes, des groupes spécifiques s’étaient déjà formés dans une ligne toute nouvelle. Même très isolées et dispersées, ces jeunes travaillaient « en Équipe » sur les problèmes qui étaient les leurs et échangeaient par écrit lorsqu’il ne leur était pas possible de se réunir... Ce sont les plus ardentes qui ont poussé à la rencontre de Marsanne (Drôrne), en juillet 1942, où durant une semaine, se sont définies les orientations et les méthodes des « Jeunes Enseignantes » qui, rejointes bientôt par des jeunes collègues masculins, vont devenir les « Équipes Enseignantes ».

Ce qui caractérisera cette création, c’est le souci d’un effort communautaire où la foi chrétienne soit coextensive à toutes les dimensions de la vie enseignante (la culture générale, la compétence professionnelle, le rôle social) et à tous les problèmes de vie de la jeune institutrice. D’où, à la base, la nécessité d’un approfondissement des connaissances religieuses. Mais tout cela va s’accomplir au prix d’un travail individuel, suivant la méthode de révision de vie, poursuivi au long du mois pour être ensuite partagé avec les autres membres de l’Équipe. Des programmes annuels sont ainsi élaborés suivant les quatre dimensions : culture générale, expérience pédagogique, études religieuses, problèmes de vie. Ils sont présentés dans un « Plan de travail ».

Un journal mensuel a pour but d’intéresser et d’associer à cet effort le plus grand nombre possible de jeunes collègues, car il s’agit de promouvoir la montée de tout un milieu. Très rapidement un bon nombre d’institutrices se reconnaîtront dans cette nouvelle proposition et l’ensemble de la vague montante pourra atteindre la plénitude de ses aspirations et de ses potentialités. Déjà au bout d’un an, le journal « Jeunes Enseignantes » comptait 1 500 abonnées.

Dans la grande famille de la Paroisse Universitaire, où elles ont trouvé le plus souvent un accueil favorable et parfois une collaboration effective, ce nouveau groupement allait rapidement devenir un élément dynamique, voire majoritaire, où la génération montante des instituteurs allait se manifester soucieuse à la fois d’échanger avec les professeurs et de faire valoir la spécificité et l’autonomie des « primaires ».

Michel DUCLERCQ

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