7437D0CC AA1A 4DAA 81D9 54A4B898DB911Le temps est déja à la préparation de l'été, avec les premières annonces de nos sessions à déstination de tous!

vendredi, 18 janvier 2002 00:00

Les intuitions de la Paroisse Universitaire

Écrit par

Ecrit par François LAPLANCHE et publié en 2002 par Trajets, la revue de la Paroisse Universitaire, ce texte met en rapport l'histoire de la PU et la formation des intuitions et convictions qui l'ont animée.

La description que je vous propose tient à la fois du témoignage personnel et du contact avec la riche documentation conservée au siège de la Paroisse, plus riche en imprimés qu’en archives. Il existe deux travaux universitaires sur l’histoire de la Paroisse : une thèse soutenue à Lyon et un DES de sciences politiques présenté à la Faculté de Droit de Poitiers en 1970. Ce que je veux faire avec vous ne relève pas de ce genre-là. Il s’agit plutôt d’une exploration de notre passé destinée à nourrir notre réflexion sur l’avenir. Les intuitions de la «Paroisse» se sont formées à partir d’une expérience singulière, d’une sorte de situation marginale, celle d’enseignant chrétien dans l’enseignement public. Elles ont été réfléchies avec l’aide de théologiens ou de philosophes, dans le groupe desquels j’inclus un prêtre plusieurs fois membre influent de l’enseignement privé catholique, Pierre Dabosville. Ses textes publiés après son décès, dans Foi et culture dans l’Église d’aujourd’hui ( Fayard-Mame, 1979 ), demeurent à méditer par nous. Les découvertes et les leçons de cette expérience n’ont cessé d’être réfléchies aux différentes étapes de l’association. Nous en distinguerons cinq.

Quelques repères historiques

La période antérieure à la guerre de 1914 : le 20 janvier 1911 un professeur de Coutances, Joseph Lotte, ami de Charles Péguy, lance un appel aux professeurs catholiques de l’enseignement public et crée le Bulletin des professeurs catholiques de l’enseignement public dont la publication cesse avec le numéro de juin-juillet 1914. Le ton du Bulletin est celui d’un converti. L’insistance est mise sur les valeurs d’intériorité. Le Bulletin offre différents moyens aux enseignants d’entrer dans cette communauté spirituelle et d’en fortifier les liens. Lotte donnait trois buts à son action : créer des liens d’amitié ; témoigner de la possibilité de croire sans être un illettré ; renforcer les moyens de la vie spirituelle. Et il écrivait nettement : « Notre Groupe restera nettement étranger à toute préoccupation d’intérêt corporatif ou politique. »

Deuxième période : la période 1917-1928. Le bulletin est relancé par un groupe lyonnais emmené par Pierre Heinrich. C’est une période d’organisation et de combat. D’organisation, car Heinrich ( qui signe Jacques Valfeuille ) appelle à la constitution d’Unions régionales et lance le rassemblement pascal des Journées Universitaires qui prend consistance au fil des années et trace une première géographie de la future « Paroisse universitaire » : Lyon 1922, Paris 1923, Marseille 1924, Nancy 1925, Strasbourg 1926, Lille 1927, Toulouse 1928. D’une Journée à l’autre existe une Commission permanente. Période de combat : parce qu’au-delà de l’émotion patriotique génératrice de l’union sacrée, les anciens antagonismes ont vite réapparu, notamment après les élections de mai 1924, qui voient le retour au pouvoir de la gauche anticléricale. Heinrich-Valfeuille et ses collaborateurs combattent sans merci le laïcisme, le scientisme, le sociologisme, la science des religions, d’autant plus que ces systèmes sont imposés aux jeunes élèves des Écoles normales d’instituteurs et que cette soi-disant science, disent-ils, est une science allemande. Ces positions de combat sont très proches de celles de l’Action française, même si Heinrich accepte avec soumission la condamnation de 1926. Un grave incident éclate au cours de 1928. En rendant compte du livre de René Bazin sur Pie X, un rédacteur du bulletin ( numéro de juin 1928 ) loue le pape d’avoir condamné Le Sillon, journal des jeunes catholiques sociaux emmenés par Marc Sangnier et soutenus par Blondel et Laberthonnière. Cet article s’attire une réplique dans le numéro de juillet et l’éditorial de Heinrich atteste de la soumission du Bulletin au pape ( qui a condamné l’Action française en 1926 ). Heinrich avait aussi participé à une pétition d’universitaires adressée à l’épiscopat pour protester contre la condamnation. Mal à l’aise, il annonce en novembre 1928 la suspension du bulletin. Il publie seulement un numéro en mars 1929 pour annoncer le maintien des JU de Caen.

Malgré cette rupture, la continuité est assurée par le sulpicien Pierre Paris. Prêtre du diocèse de Coutances, professeur dans un collège de Saint-Lô, c’est là qu’il avait connu Lotte en 1911. Après son entrée à Saint-Sulpice et un enseignement au Grand Séminaire de Bordeaux, il est atteint d’un fatigue cérébrale qui le contraint à se retirer dans la Manche. Il y remplit des tâches de vicaire auxiliaire et publie en 1916 un volume comportant des textes et des souvenirs sur Lotte. Puis il est mis à la disposition des chrétiens de l’enseignement public par le supérieur général de Saint-Sulpice à partir de 1929. Par ailleurs, Heinrich avait communiqué à la Commission permanente la liste des présidents et secrétaires des unions locales. Une réunion tenue à Paris le 7 mars 1929 créa un Comité d’union des catholiques de l’enseignement public. Les statuts furent approuvés aux Journées Universitaires de Caen ainsi que le nom du nouveau bulletin : Bulletin Joseph Lotte. L’Association Joseph Lotte, créée conformément à la loi de 1901, existera à partir de 1945, bien que ses statuts aient été préparés en 1939. En même temps, le Bulletin Joseph Lotte devient les Cahiers universitaires catholiques

La période 1929-1939 est marquée par une extrême discrétion dans l’engagement. Ainsi je n’ai relevé que trois textes relatifs aux événements de cette période dramatique : Étienne Borne approuve un livre qui critique la conquête de l’Éthiopie par l’Italie fasciste ; à la mort de Pie XI, le même souligne le combat de Pie XI contre le bolchevisme et le racisme ; la réflexion personnaliste d’Emmanuel Mounier et celle du Père Fessard sont saluées avec sympathie. Cela nous semble bien peu, avec tout ce que nous savons maintenant de l’antisémitisme nazi, des méthodes franquistes, du fascisme italien, plus vigoureusement dénoncés dans d’autres organes catholiques, notamment dans les revues et journaux animés par les dominicains des éditions du Cerf. Cependant, un net changement s’amorce en ce qui concerne l’attitude vis-à-vis de la laïcité de l’État et de l’École. D’abord, il est parlé avec sympathie et respect des collègues incroyants : dans sa réponse à l’article de L’École libératrice intitulé « Le confesseur des maîtres d’école », le Père Paris explique son véritable rôle de prêtre au service des enseignants catholiques de l’enseignement public et affirme : « Même chez les maîtres de l’enseignement public les plus hostiles à ma foi, je discerne l’idéalisme, le sceau chrétien, l’amour secret de l’Évangile » ( 29/30 p.303-304 ). Même accent dans un texte de Jean Lacroix préparatoire aux JU de Paris de 1930 ( id. p.163 ss ). Plusieurs fois, des rédacteurs protestent contre l’hostilité des milieux catholiques à l’enseignement public. En 34/35, Étienne Borne rédige un compte-rendu critique du livre de Gilson Pour un ordre catholique. Il reproche au philosophe catholique d’affirmer qu’aucun enseignement métaphysique ou moral n’est possible sans référence religieuse et oppose là-contre sa propre manière de faire dans sa classe de philosophie : il respecte la conscience de ses élèves mais leur donne un exemple de pensée libre. L’enseignement public n’est pas bon seulement pour les enfants sans religion, il est par excellence lieu de rencontre des familles de la nation. A côté de ces réponses à l’objection, Borne développe les valeurs positives de l’enseignement public : la neutralité de l’État est une barrière formidable contre toute prétention totalitaire ; la coexistence des options les pousse à se justifier en raison, à avancer dans la recherche de la vérité. Toutes ces pensées vont être reprises dans la période suivante et je ne m’y attarde pas.

Après les difficultés nées de la guerre, la Paroisse Universitaire va connaître elle aussi ses trente glorieuses. Tout en gardant de profondes préoccupations spirituelles, elle s’oriente vers des prises de position très claires dans des problèmes concernant la nation, l’École ou l’Église. La création des Équipes enseignantes en 1943 amène un difficile compromis, car la constitution de celles-ci en branche de la PU va amener par symétrie l’organisation en branches des secondaires et des supérieurs, puis des techniques. Cette division, sans doute décidée pour de bonnes raisons, était assez contraire à l’intuition primitive, comme je l’expliquerai tout à l’heure. Mais elle n’a pas empêché la marche en avant : en 1962 les Cahiers universitaires catholiques comptent presque 6500 abonnés. Mon exposé sera basé principalement sur les écrits et les actes de la Paroisse au cours de cette quatrième période.

Après cette période d’épanouissement, la Paroisse connaît des temps plus difficiles. D’abord le départ du Père Dabosville à l’automne de 1963 s’effectue dans des conditions regrettables. Elles lui furent très pénibles personnellement. L’homme honnête et courageux que fut Pierre Marthelot rend compte de ces événements avec franchise et retenue dans le témoignage qu’il a donné au volume Foi et culture consacré à la mémoire de Pierre Dabosville. Malgré les interventions du président Dumaine qui avait obtenu son maintien, le Père Dabosville s’estima en porte-à-faux vis-à-vis de l’épiscopat. D’une part, il était tenu en méfiance à cause de ses positions sur la valeur de l’enseignement public. D’autre part, il était très attaché à l’unité de la Paroisse que les évêques déstabilisaient en nommant l’un des leurs spécialement responsable des Équipes enseignantes. Il donna donc sa démission, sans y être apparemment contraint, ce qui, note Marthelot, dut lui être particulièrement dur. Sa connaissance très étendue des personnels et des problèmes de l’Éducation nationale, sa capacité de distance critique vis-à-vis de l’événement creusaient un vide difficile à combler, alors que s’ouvraient des années difficiles.

Du côté de l’Église, le dernier quart du siècle met fin à l’euphorie postconciliaire et tous les clignotants de la pratique religieuse se mettent au rouge : nombre de pratiquants dominicaux, ordinations, taux de baptême et de catéchisation. Le recul de la foi chrétienne dans les couches jeunes va toucher aussi les jeunes enseignants. Ceux-ci sont placés, du côté de l’École, devant une nouvelle population scolaire qu’ils ne sont pas préparés à rencontrer. Un vent de critique anti-institutionnelle a par ailleurs affaibli les aumôneries de lycéens et d’étudiants après 1968, tandis que l’implantation éclatée des établissements ne facilitait pas le travail des aumôniers. Naturellement cette situation n’a jamais échappé aux aumôniers et aux divers responsables de la PU, qui se sont, courageusement et lucidement, efforcés d’aider les collègues déjà embarqués avec elle. Mais nous sommes désormais devant un problème de relais.

A mon avis, ce qui s’est exprimé en gros des années 45 à 75 ne peut pas et ne doit pas être perdu. L’Équipe nationale m’a donc demandé de vous dire ce qui m’est apparu comme gerbe d’intuitions de la PU, à la fois à travers la lecture de ses documents et à travers mes souvenirs. Le point de départ est l’expérience de la marginalité que confère le statut particulier de chrétien dans l’enseignement public. Bien entendu, il existe toute sorte d’autres situations et professions où le chrétien est mêlé à des non-chrétiens dans des institutions sans finalité religieuse. Mais le problème est particulier dans une institution chargée de transmettre la culture de la nation et qui prétend même être en charge de l’éducation nationale. Cette situation originale a cherché à se justifier au regard des exigences de la foi et cette recherche a forgé des convictions. Elle a conduit aussi à distinguer la Paroisse de tout mouvement de laïcs mandaté par la hiérarchie catholique et cette autonomie voulue a défini un style de relation avec cette dernière. Enfin, la recherche du contenu positif de la laïcité, c’est-à-dire le dégagement de valeurs communes par un exigeant dialogue a marqué la pratique de l’unité catholique par les membres de la PU. Je reprends ces trois points un par un en m’attardant sur le premier.

l’affirmation de quelques convictions

Il me semble que l’expérience des membres catholiques de l’enseignement public les a amenés à découvrir pour eux-mêmes, puis à proposer à l’Église trois affirmations vigoureuses : elles concernent l’autonomie de la culture, la légitimité de la laïcité de l’enseignement, assortie d’un questionnement sur sa neutralité, la mise en question d’une certaine cécité catholique touchant le rôle de l’État et la place de la nation, à ne pas confondre, dans l’entreprise de scolarisation.

L’autonomie de la culture

Dans sa célèbre lettre à Christine de Lorraine, grande-duchesse de Toscane, rédigée en 1615, un an avant la mise à l’index du livre de Copernic De revolutionibus, Galilée opposait déjà l’autorité de ceux qu’il appelle les «mathématiciens» à l’autorité des théologiens. Si une proposition concernant les lois de la nature est bien démontrée et qu’elle contredise la lettre de l’Écriture, alors il faut interpréter l’Écriture autrement. Cette théorie de l’interprétation a fini par s’imposer dans l’Église où elle est devenue langage officiel. Si nous faisons un bond de 1615 à 1870, nous lisons dans la Constitution du concile Vatican I sur la foi catholique, à propos des relations entre foi et raison : « L’Église ne défend certes pas que les disciplines humaines usent dans leur domaine de leurs propres principes et de leur méthode propre ; mais reconnaissant cette liberté, elle prend garde avec soin que ces disciplines n’admettent en elles-mêmes des erreurs en s’opposant à la divine doctrine ou que, transgressant leurs limites propres, elles occupent et perturbent le domaine de la foi ». La reconnaissance de cette liberté assortie d’un rappel de ses limites a engendré des conflits tout au long du XXe siècle : méfiance envers la méthode historique telle que la concevait le Père Lagrange, réticences devant l’œuvre de Teilhard de Chardin, suspicion vis-à-vis de la psychanalyse. Cependant, les membres de la PU vivaient une expérience quotidienne qui les enracinait dans la conviction que chaque discipline humaine doit suivre sa voie propre. Ceci n’était pas seulement évident pour les physiciens et les biologistes, mais pouvait toucher l’histoire ou la philosophie. L’histoire, en ce qu’elle n’était pas l’apologie de l’Église, ce que rappelèrent des historiens comme Édouard Jordan, président de l’Union Parisienne en 1929, et plus tard André Latreille, avec ses grands travaux sur l’histoire religieuse de la Révolution française. La philosophie, parce que, si les bulletins de la PU n’ignorèrent pas les philosophes thomistes, ils n’ont pas partagé un certain nombre de mauvais procès faits à Kant ou Bergson et ont manifesté par leurs choix qu’il n’existe pas un seul type de philosophie brisant la clôture du positivisme ou du rationalisme.

Chemin faisant, les orateurs des JU avaient souligné l’engagement des papes en faveur de la mission spirituelle, et non pas culturelle, de l’Église : Pie XI avait écrit à l’évêque de Versailles en 1936 à l’occasion de la Semaine sociale : « Il ne faut jamais perdre de vue que l’objectif de l’Église est d’évangéliser et non de civiliser. Si elle civilise, c’est par l’évangélisation ». Le 10 mars 1956, Pie XII prononce un discours cité par Jean Lacroix aux JU de Reims en 1962 : « [ Le fondateur de l’Église ], Jésus-Christ, ne lui a donné aucun mandat ni fixé aucune fin d’ordre culturel » ( JU Reims, numéro spécial, p. 116 ). La compétence de la PU dans le domaine culturel est reconnue par la commission conciliaire de Vatican II chargée de préparer la Constitution sur l’Église dans le monde de ce temps ( Gaudium et Spes). Elle sollicite son avis, avant la rédaction du schéma qui sera proposé aux évêques. Rédigés soit dans des groupes locaux, soit à Paris par un groupe réuni autour du Père Fernand Guimet, ces textes seront utilisés par les rédacteurs de la Constitution. Le texte de la Constitution, au n°36, est très énergique quant à l’autonomie des « réalités terrestres » et déclare que l’homme doit reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques : « La recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière réellement scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais opposée à la foi ». Cependant la question n’est pas enterrée, et c’est tant mieux, car seules les tensions sont fécondes.

La laïcité reconnue et questionnée

Je ne m’attarderai pas trop sur la légitimation de la laïcité de l’État et de l’École par les membres de la PU. Des séries d’articles de Louis de Naurois dans les Cahiers ( collection 52/53 et 53/54 ) clarifient bien le contenu de la laïcité, qui paraît d’abord comme strictement juridique. Elle n’est pas une philosophie d’allure rationaliste ou scientiste, une hostilité à toute action de l’Église dans la société. Bref, elle n’est pas le laïcisme, nom que ses adversaires catholiques ont donné à cette attitude. Alors se pose une question : de cette séparation juridique, faut-il prendre son parti seulement par réalisme, en la considérant comme une situation de fait ? Comme la France n’est plus un pays catholique, n’est-on pas conduit à admettre, faute de mieux, la diversité des options dans lesquelles se reconnaît le peuple français ? Mais n’y a-t-il pas une meilleure réponse, qui consisterait à dire que la neutralité de l’État offre une base à la liberté de l’acte de foi ?

La réponse est apportée par Étienne Borne aux JU de Bordeaux ( 1950, p.98-102 ), en écho à l’article de Latreille et Vialatoux paru dans Esprit ( novembre 1949 ) : « MM.Vialatoux et Latreille ont fait faire à la question un pas décisif, en avançant que la distinction entre la thèse ( de l’unité confessionnelle d’une nation appelant l’existence de l’État confessionnel ) et l’hypothèse ( du partage des opinions dans une nation appelant la séparation de l’Église et de l’État ) n’était qu’une apologétique de circonstance, et qu’il y avait dans la laïcité une valeur positive, acceptable à plein cœur par les chrétiens... Parmi les vérités en effet qu’un chrétien doit maintenir avec intransigeance, il n’en est pas de plus essentielle que la nécessaire liberté de l’acte de foi. Dieu ne veut pas être aimé par contrainte. Aussi dissimule-t-il par une redoutable et généreuse discrétion l’éclat de sa puissance et jusqu’à l’évidence de son existence ».

Publié chez Casterman en 1970, le livre de Pierre Jouguelet Laïcité, liberté, vérité constitue la réflexion la plus élaborée et la plus complète d’un membre de la PU sur le problème de la laïcité. Car, non content de la légitimer, Jouguelet la questionne. Ayant accordé que son établissement par le droit constitue une expression juridique très forte de la liberté de penser, il se demande si cette liberté ne se définit que négativement et si elle ne serait pas seulement une liberté vide. Sa devise serait « Évitons tout ce qui divise », ce qui pourrait conduire au silence sur l’essentiel. Dans ces conditions, peut-on parler de mission d’éducation nationale ? Jouguelet répond que l’éducation morale peut se donner dans le cadre de la laïcité : par l’apprentissage de la rigueur dans le raisonnement, par la mise en contact avec l’héritage national, dans son intégralité, et surtout par le fait que le maître ne donne pas de réponses sous forme dogmatique mais apprend à l’élève à les trouver par lui-même, en prenant conscience qu’elles ne sont que ses réponses à lui 1.

Alors, en approfondissant la réflexion, peut-on concevoir un rapport entre laïcité et vérité ? « Les institutions laïques, et plus particulièrement l’École, se résignent-elles à ajourner ou suspendre la communication du vrai parce que ce qui est accordé à la liberté est forcément enlevé à la vérité ? Ou au contraire s’expliquent-elles par une méditation plus poussée de la vérité ? » ( ibid. p.89 ). Jouguelet répond que vérité et liberté ne s’opposent pas si la vérité n’est pas inculquée d’en haut par le maître, et s’il y a co-élaboration de la vérité par l’enseignant et l’enseigné. Il s’explique en employant des mots abstraits, mais il en donne vite le sens. Il dit que la vérité est transcendante. Ceci ne signifie pas qu’elle nous domine et nous écrase de tout son poids, mais exactement le contraire : il y a plus de choses au ciel et sur la terre que ne peut en contenir notre philosophie. Tous nos énoncés sont partiels et déficients par rapport à la complexité et à la profondeur du monde qui nous entoure : ce sont des points de vue et rien de plus ; ce débordement, c’est la transcendance de la vérité. Comme elle dépasse nos énoncés et nos conceptions, il faut parler aussi de l’universalité de la vérité : chercher la vérité, c’est aller vers la vérité de l’autre, faire la vérité ensemble. Alors nous sommes bien à l’aise dans la laïcité où l’approche de la vérité ne peut être que dialogale. Dans une telle perspective, laïcité et vérité marchent du même pas.

Dans quel domaine paraît-il indiqué de porter ce dialogue exigeant sur la vérité ? On peut ici faire encore un pas de plus en utilisant un article prophétique du Père Chenu dans les Cahiers de 1954 où il expose le commentaire de Maritain sur la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Il fait remarquer que cette déclaration affiche un consensus des signataires sur ce qui doit être déclaré inhumain, en l’absence de tout accord sur la référence ultime à laquelle ces déclarants s’adossent pour déclarer ce qui est humain ou inhumain. Il y a seulement une expérience de l’horreur de la shoah et des comportements racistes qui fait dire « non ». Il faut être ferme sur ce point : la laïcité n’est pas un dogme jacobin, une marotte des Français, elle est née de notre expérience nationale et une première forme s’en est dite, avec les limites de l’époque, dans les beaux articles de l’Édit de Nantes. Il s’agissait de refuser les violences meurtrières et de dire oui à l’humanité de l’autre. Comme l’a écrit un théologien protestant du XVIIe siècle : « Nous sommes Français avant que d’estre chrestiens ». C’est sans doute autour de cette capacité de dire non à l’inhumain qu’il serait urgent de construire une laïcité en dialogue.

La réflexion de la Paroisse sur la laïcité l’a conduite à quelques déclarations importantes. D’abord celle de janvier 1960, après le vote de la loi dite loi Debré, qui réaffirme les convictions que je viens de dire de manière solennelle. 1/ La transmission de la culture nationale suppose la permanence du dialogue « entre maîtres d’appartenance spirituelle différente ».  2/ Dans un pays divisé de croyance, l’Université constitue un facteur de cohésion indispensable. Sans prétendre trancher dans un débat proprement politique, au nom de sa responsabilité spirituelle, la Paroisse dit redouter que la loi Debré ne s’oriente vers la proportionnelle scolaire, qui aboutirait à créer deux écoles, l’une catholique pour les enfants catholiques, l’autre publique pour les autres. Elle est attachée à la permanence d’une école publique où se rencontrent les familles spirituelles de la nation. Suivaient dix-huit signatures : cinq instituteurs ou institutrices, six professeurs de lycée, cinq professeurs ou assistants de l’enseignement supérieur, deux membres des équipes techniques.

Plus tard, après la Déclaration conciliaire sur l’éducation de 1965, la Paroisse agit auprès de l’épiscopat pour que soit reconnue, en contradiction avec les prescriptions du Droit Canon de 1917, la pleine liberté des parents catholiques dans le choix de leur école. C’est l’aboutissement d’un long combat sur lequel je vais revenir. Entre 1959 et 1969 se place l’important rapport de Jean Lacroix aux Journées de Reims en 1962, sur l’École et la nation.

L’École et la nation

Dans son rapport, Lacroix établit que l’Église n’a pas pour mission de transmettre la culture, même si elle a rempli de grandes suppléances historiques, et que la famille n’a pas pour tâche de socialiser l’enfant, ce dont elle ne serait pas capable. Un maître n’est pas un père, et réciproquement. La socialisation de l’enfant se fait dans et par l’École, qui a pour fonction de transmettre à l’éduqué les valeurs présentes à la conscience nationale. Ceci est affaire d’histoire et de culture, c’est la constitution d’une mémoire, qui crée une responsabilité et tend les volontés vers l’avenir. Il n’y a finalement d’éducation qu’en fonction de l’héritage national. De plein droit, l’École est affaire de la nation, ce qui veut dire tout autre chose que « il ne saurait y avoir que l’école de l’État».

Ces propos sont repris par Henri-Bernard Vergote, après la Déclaration conciliaire sur l’éducation, dans un numéro de mars-avril 1966 des Cahiers. Aux propos de Lacroix distinguant « école d’État » et « école de la nation », Vergote ajoutait que, responsable de l’organisation de la nation, l’État ne peut se désintéresser de l’obligation scolaire, des constructions et des programmes scolaires. Cette large vision dépasse le point de vue limité de l’École comme moyen d’évangélisation ou de catéchisation.

La réflexion sur l’École pour tous a été reprise dans de nombreuses JU parmi lesquelles celles de Rouen en avril 68 : L’éducation et l’homme à venir. Après la réforme de 1963 créant le collège pour tous, de nombreux articles s’interrogent sur les questions pédagogiques issues de cette situation nouvelle. Et les JU de Rouen anticipent beaucoup sur toutes les questions qui vont surgir. Les orateurs disent en gros que l’ouverture de l’École à tous met en cause l’isolement du maître dans sa classe et appelle la constitution d’équipes ; l’École doit moins chercher à faire enregistrer des connaissances qu’à rendre actif l’élève face à des documents.

Un style de relation avec l’Église hiérarchique

N’étant pas, ne voulant pas être un mouvement d’action catholique mandaté par les évêques, la PU a cherché à définir un style de relation avec le pape et les évêques, qui soit à la fois respectueux et libre. Quelques textes majeurs disent cette volonté de communion. Du côté du pape, il y eut d’abord le discours de Pie XII à la PU aux Journées de Rome, à Pâques 51 : ce fut un événement. On signalera aussi la lettre du secrétaire d’État de Paul VI au président Marthelot à l’occasion des JU de Pau ( Pâques 1967 ). Du côté de la Paroisse, les textes les plus clairs sont ceux de Pierre Marthelot, dans les rapports qu’il lisait devant l’assemblée annuelle des Comités diocésains : « C’est par le contact avec nos évêques, reconnus comme Pères, que doit se faire notre insertion dans la vie de l’Église. Dirai-je que nous avons charge d’eux comme ils ont charge de nous, et qu’il dépend aussi de nous qu’il ne soient pas isolés, ignorants d’un certain nombre de problèmes dans lesquels au contraire nous sommes immergés, et dont nous sentons bien qu’ils importent grandement à la vie de l’Église ? »

Cette liberté a conduit les membres de la Paroisse à une discussion approfondie et argumentée d’un certain nombre de textes de l’Église hiérarchique. Je prends un seul exemple : le débat ouvert par l’encyclique Humanae Vitae, qui apparaît dans plusieurs numéros de 68 et 69. Un liminaire dû à l’équipe de rédaction ouvre le débat en novembre 1968 : il pose huit questions. L’essentiel consiste à se demander si la sexualité conjugale demande à être abordée d’abord sous l’angle du permis et du défendu. Autre remarque : le ton de l’encyclique tranche avec celui des documents du concile ; un intervenant dans le débat dira plus tard que tout se passe comme si le pape avait voulu surtout trancher un débat entre deux écoles de théologie. Le texte des Cahiers souligne que c’est le problème d’autorité dans l’Église qui est posé. Par ailleurs, pour nuancer cette contestation, les rédacteurs soulignent que les catholiques demandent des règles de conduite et se fâchent lorsqu’ils les reçoivent.

La PU et l’unité des catholiques

Ici encore, le fait de ne pas être un mouvement mais une paroisse pousse les membres de la PU à une expérience particulière de l’unité dans l’Église. Elle se pratique initialement par retrait de l’engagement, et la Paroisse se regroupe autour du mot d’ordre johannique « Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et vient de Dieu ». Après 1945, la Paroisse va s’engager davantage, mais sans jamais oublier l’urgence du lien dans la charité. Cependant, à l’intérieur des engagements pris, la PU transporte son expérience de la laïcité positive, celle qui s’établit non par le silence, mais par le dialogue sur les questions brûlantes. Dans et par ce dialogue, le débat, sans cesser d’être vif, peut devenir plus lucide. C’est ce qui est fondamental. Car en devenant mieux informé et plus lucide, il franchit un niveau, il change de palier. Et même si chacun garde son point de vue, demeure ferme dans son option, il ne pourra plus la tenir de la même manière. On pourrait parler d’une fonction «cathartique» (purificatrice) du débat ainsi conduit.

La question de l’École en France

J’ai relu avec admiration l’article publié sans signature par Pierre Dabosville dans Le Monde du 19 juin 1969, après des entretiens avec de nombreux interlocuteurs. Consultation qui constitue un point très important de la méthode de la PU. L’auteur reconnaît l’importance et la signification de l’enseignement catholique dans la nation, mais pose les conditions sous lesquelles seules il peut recevoir l’aide financière de l’État, de telle sorte que ne soit pas rallumée la guerre scolaire. L’ensemble de ces conditions, outre le contrôle sur le niveau de l’enseignement, vise à éviter la concurrence. En particulier, la décision de ne passer des contrats qu’entre les représentants de l’État et les établissements, pour éviter la constitution d’une institution parallèle de taille nationale, et d’autres points qui d’ailleurs ne passeront pas dans la loi votée par le Parlement. De la lecture de ce texte, on sort non seulement plus éclairé mais meilleur.

Un autre moment de la réflexion sur le problème scolaire en France est celui qui est offert par le renouvellement de la loi Debré en 1970. Un article de Yves Calais préparé par le Conseil national de la Paroisse est donné au Monde et paraît dans les Cahiers de mars-avril 1970. Il suscite une certaine émotion. Elle trouve un écho dans une longue lettre d’André Latreille ( octobre 1970 ) qui examine les deux points de vue ( hostilité au financement public des établissements privés ou prorogation de la loi Debré ).

De nouveaux débats ont été engagés autour de la loi Savary : voir Cahiers juin 1983, nov./déc.1983, janv./fév.1984, mai/juin 1984. Le président de la Paroisse H. B. Vergote se montre assez favorable aux intentions de la loi Savary et regrette qu’elle ait suscité des méfiances qui ont servi d’appui à une opposition de type politique. D’assez longues lettres sont reçues alors à Paris venant d’enseignants de base des deux enseignements, et l’on peut constater que la loi Savary n’était pas indifférente aux enseignants de l’enseignement privé parce qu’elle leur aurait donné plus de sécurité de l’emploi.

Le débat sur l’encyclique Humanæ vitae

Les points de vue sont présentés dans le numéro qui a suivi le texte de l’équipe de rédaction ( décembre 1968 ). La doctrine de l’encyclique est défendue par Gérard Soulages ( vertu de chasteté, héroïsme, unité du composé humain ) tandis que Madame Cordier, gynécologue dans un hôpital catholique de Paris, présente une argumentation qui, sans nier aucunement la nécessaire articulation de la sexualité et de l’amour conjugal, conteste que ce lien soit attaché exclusivement à la continence périodique, tandis que la contraception dite artificielle ne mènerait qu’à l’égoïsme et au mépris de l’amour vrai. Une belle correspondance est publiée entre la femme d’un universitaire et un évêque auxiliaire de Paris, Daniel Pézeril. Elle le remercie de la déclaration de Lourdes ( commentaire pastoral de l’encyclique, renvoyant les époux à leur conscience ) et la réponse lui indique l’esprit dans lequel les évêques ont parlé. Suivent quelques brèves remarques de Maurice Bellet sur l’autorité dans l’Église. 

Il faut ajouter qu’à ce souci d’échange horizontal, si je puis dire, la Paroisse a toujours ajouté le souci de l’échange entre les différents niveaux de l’enseignement et leurs expériences propres. Longtemps, les orateurs des JU ne furent que des rapporteurs, extrêmement soucieux de l’avis des collègues dont ils synthétisaient les réponses. La Paroisse a su aussi renforcer le débat en faisant appel à de grands témoins ou à des penseurs de grande qualité, qui n’étaient pas dans ses rangs. Ceci est notable au moment du concile Vatican II. Les Cahiers ont suivi tout spécialement les débats sur l’œcuménisme en demandant des chroniques aux PP. Villain, Michalon, de Baciocchi, c’est-à-dire aux théologiens critiques de la position catholique traditionnelle, connue sous le nom d’unionisme. Elle consiste seulement à proposer avec douceur aux séparés le retour, sans mise en question de certaines pratiques ou formulations catholiques. Puis, le concile une fois terminé, deux longs échanges d’évaluation entre orthodoxes, protestants et catholiques ont été présentés en février, mars et mai 1966. Je suis frappé aussi de ce que pendant la période 30-40 la Paroisse s’est liée avec des associations ou mouvements comme les Équipes sociales de Garric, la revue Esprit, les Semaines sociales. En évoquant brièvement ces initiatives, je veux montrer que la Paroisse n’a jamais prétendu détenir le monopole d’un catholicisme éclairé. Ses membres partent de leur expérience propre, puisqu’ils rencontrent dans leurs établissements des chrétiens non-catholiques. Mais ce lieu, qui particularise l’expérience et lui donne son poids, en trace aussi les limites. La franchise des propos de la Paroisse est nuancée par leur humilité : c’est comme serviteurs de l’Évangile, avec d’autres, que parlent les enseignants de l’Université de France.

J’ai essayé d’évoquer devant vous et pour vous ce riche héritage, bien plus riche en échanges, en dévouements, en efforts de communion spirituelle, que ce que les textes en laissent entrevoir. A nous de nous demander maintenant comment vivifier la tradition et actualiser l’héritage.

François Laplanche

 

1/ Voir Jouguelet, Laïcité, liberté, vérité, p. 39, 49.

 

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